LE BALADIN
DU MONDE OCCIDENTAL
de John Millington Synge
« Dans une bonne pièce de théâtre, chaque réplique devrait être aussi pleine de suc qu’une pomme ou qu’une noix ; or, de telles répliques ne peuvent être écrites par un homme vivant parmi des hommes qui ont fermé leurs lèvres à la poésie. »
J. M. Synge
Le Baladin du monde occidental
Sur les côtes sauvages du comté de Mayo, aux confins de l’Irlande, la vie est à l’unisson de la nature : les passions sifflent, grondent, tourbillonnent, et vous fracassent l’âme sur la falaise…
Cette nuit-là, le vent porte jusqu’à Pegeen un grand cri de rage et de liberté. Mais le freluquet qui se réfugie dans le cabaret clandestin de la jeune fille et qui prétend avoir tué son père d’un coup de bêche, avec ses mots sublimes et ses yeux hagards, est-il vraiment ce héros magnifique, nouvel Œdipe ou nouveau Christ, qu’elle attendait pour rompre ses fiançailles, ou n’est-il qu’un joueur, qu’un beau-parleur, qu’un playboy of the western world ?
Mêlant parler populaire et poésie, la pièce de Synge met au jour la part d’illusion nécessaire au réel, de mensonge nécessaire à la vérité, d’étrangeté nécessaire à l’autonomie. Elle ouvre une réflexion utile pour tenter de résoudre le paradoxe de notre société, spectaculaire et désenchantée, où démêler l’image de la réalité devient de plus en plus difficile, et défendre la place du poète dans la cité, de plus en plus urgent.
Françoise Morvan nous offre, en transposant l’anglo-irlandais en franco-breton, de découvrir le chef d’œuvre d’un auteur que les difficultés de traduction ont tenu longtemps éloigné du public français.
Mise en scène
« Au théâtre, on doit pouvoir trouver la réalité, trouver la joie aussi », écrit Synge dans sa préface. Cette phrase constitue une feuille de route pour notre mise en scène : elle doit trouver sa place entre un naturalisme « terne et sans joie » et « la joie factice de la comédie musicale ». Place ambiguë, difficile, que nous avons tenté de cerner en suivant les traces de Synge lui-même.
Sa langue, entre patois de campagne et poésie lyrique, tient cette ambiguïté en ce qu’elle exprime la « réalité », mais « dans ce qu’elle recèle de splendide et de sauvage » – seule voie d’accès, selon l’auteur, à la « joie puissante » qu’il s’est efforcé d’atteindre. Réalité, splendeur et sauvagerie sont les trois repères que nous avons associés respectivement au Ier, au IIème et au IIIème acte.
Mais par ces trois termes, que faut-il entendre ? Et par quels moyens pouvons-nous les traduire sur scène ?
Selon son acception, le sauvage s’oppose au domestique, à la culture ou à la civilisation. Tiré du latin silvaticus, « qui est fait pour le bois », il désigne ce qui est à l’écart des villes, de la société, des lois. Dans le Baladin, l’action se passe « sur les côtes sauvages du comté de Mayo », loin de Dublin, où n’ont plus cours ni la loi des « casqués » ni la morale citadine, mais l’éthique des « colères noires qui vous chauffent les sangs ». Boire aux veillées de mort, admirer le parricide, rompre en une nuit ses fiançailles : cette éthique est une éthique du défi, à la mort, à la morale, à la promesse. La sauvagerie récuse tout ce qui lie, tout ce qui impose.
Par son opposition à l’astu, la ville, elle s’apparente à la chora grecque, zone périphérique rurale de la polis et, dans la métaphysique de Platon, réceptacle du devenir. Notre Ier acte se rapproche de cette chora platonicienne, où se manifeste l’ananké, la nécessité, que Luc Brisson décrit dans son introduction au Timée comme un « mouvement purement mécanique » qui « loin de s’opposer au hasard, a tendance […] à s’y identifier, en tant que “cause errante” » ; il s’y s’exprime, là aussi, des mouvements plus sensibles que sensés : les autres, le décor, les mots ne sont pas seulement des personnages, des meubles, des signes, mais des amas de sensations invitant à réagir. Les éléments de scénographie – une fenêtre, une table, une porte, un comptoir, un poêle – suivent, eux aussi, le « mouvement dépourvu d’ordre et de mesure » qui agite la chora, par leurs lignes disloquées façon Cabinet du docteur Caligari.
La référence à l’expressionnisme appuie également l’atmosphère inquiétante de la « sombre soirée d’automne » prévue par la didascalie.
Le deuxième acte, baigné par « la lumière étincelante du matin », est le moment de la splendeur. Désignant dès l’origine « l’éclat, la gloire » (du latin splendor), le terme fait référence à la lumière ; spécialement, dans le domaine religieux, il renvoie « à la lumière surnaturelle de source divine, à la transfiguration dans la gloire éternelle », et par extension « à la perfection pure de la divinité, de la vie éternelle ». En ce dernier sens, est splendide ce qui, comme dans la vie sauvage, manifeste l’existence d’une autre loi que la loi humaine ; ce qui, cependant, ne révèle plus la démesure, mais l’harmonie naturelle et la perfection de l’Être dans son éblouissante beauté ; ce qui fait briller, au fond de chaque chose, la lumière de la raison divine.
Les acteur.rice.s sont ainsi invité.e.s à faire l’ascension, lors d’un « voyage intérieur », parcours personnel de différents états, de la montagne du Purgatoire de Dante, jusqu’au paradis. L’éclairage, principalement en contre, fait reluire les objets et dessine, par un halo brillant sur leurs épaules et autour de leur tête, la silhouette des personnages, à laquelle un travail sur la statuaire de la Renaissance donne un aspect dramatique et magnificent. C’est le moment de la poésie, du rêve, de l’extase : Christy, l’idiot du village, devient un héros ; la veuve Quin se voit rompre sa solitude ; Shawn croit voir son rival fuir aux Etats-Unis ou épouser une autre femme… jusqu’à ce que Mahon, le père, vienne dissiper les brumes du mensonge et rappeler les êtres à leur réalité.
Le troisième acte se déroule « plus tard, le même jour » : la lumière n’est plus celle, étincelante, du matin, mais celle du plein jour, qui écrase les formes, réduit les ombres du mystère et rabat toute poésie sur un monde cru. Les actions n’ont plus la force de leur résonance symbolique ; trop vraies, elles sont dénuées de la séduction du faux ; le littéral se débarrasse du mythique.
Comme le dit Pegeen à Christy, lorsqu’il veut tuer pour de bon son père, à la vue de tous : « un homme étrange, c’est un grand prodige, avec ses mots puissants ; mais une bagarre dans la cour de derrière, et un coup de bêche, ça m’a appris qu’il y a un grand fossé entre une histoire de tous les diables et un crime crasseux ». Mot définitif et terrible, qui les condamne à entrer dans la condition de l’homme et de la femme modernes, dans le temps désenchanté de la science et du capitalisme.
Les lignes du décor se redressent, les gestes des acteur.rice.s se font plus efficaces, moins superflus. Un second « voyage intérieur » les amène à porter dans leur corps une âme morte, à l’image du monde. Chassé, le poète a remporté ses beaux mensonges ; derrière lui, ne restent que la solitude, les pères, les maris ; mais dans le silence des cœurs, comme les échos distendus de la lyre, s’élèvent des « lamentations sauvages » et le murmure de l’insoumission.